Cadeau pour Ooka. Bonne lecture !
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Certaines personnes se plaisent à dire qu’il existe des choses, des connaissances, des savoirs qui sont faits pour ne jamais être découverts ou entendus par quiconque. D’autres encore, au contraire, pensent que toute notion ne peut rester ignorée, occultée ou cachée du monde, et qu’il faille toujours être en quête de la vérité pour ne pas se bercer d’illusions.
Je suis de celles qui pensent que ni l’une, ni l’autre de ces affirmations n’est juste. Et en toute modestie, j’estime être suffisamment bien placée pour le dire. C’est vrai, quoi … A quoi bon se torturer à chercher la vérité, tant que l’on est heureux avec ce que l’on a ? Mais d’un autre côté, en quoi faudrait-il se dire « tant pis », et abandonner une recherche parce que « ça pourrait être dangereux » ? Qu’est-ce qui permet de savoir quelle action faut-il entreprendre, qu’est-ce qu’il vaudrait mieux laisser tel quel ? Pourquoi devrions-nous évoluer, chercher une autre voie, quand celle sur laquelle nous marchons est idéale pour nous ? A quoi bon ?
A QUOI BON, BORDEL ???
Je ne m’étais jamais posé ces questions, auparavant. Et c’est bien ce qui a causé ma propre perte … Quelle ironie, tout de même. C’est le fait de me poser des questions qui m’a amenée jusque là, et c’est le fait de me poser des questions qui aurait pu empêcher cette issue de se réaliser. Alors, au juste, à votre avis … Elle est où, la vérité, dans ces deux misérables phrases que j’ai dites, tout à l’heure ? Honnêtement ? Franchement ? Allez j’attends, répondez !!
Moi, je la connais, la vérité. La vérité, c’est que quand on est à la recherche de réponses, il faut avant tout être assez fort pour pouvoir les entendre. Les entendre sans devenir complètement fou, j’entends. Après tout, c’est facile de découvrir des choses, pas vrai ? Ce qui est beaucoup plus dur, tout de suite, c’est quand il faut les assumer et vivre avec ensuite. Et là, il y en a beaucoup qui rigolent moins, tout d’un coup.
Mais le pire dans tout ça, c’est que je suis l’une d’entre eux …
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Les vitraux projetaient un kaléidoscope de teintes lumineuses, sur la moquette soignée et chaleureuse de la salle. En parlant de chaleur, il faisait agréablement doux … Une atmosphère de calme et de sérénité s’était déposée dans toutes les pièces du grand Temple des Esprits de la Terre, malgré la fraîcheur hivernale qui régnait au-dehors. C’était dans ce genre de moments que Satori savait que, plus que jamais, cet endroit était un irremplaçable chez-soi.
La fille aux cheveux mauves s’était installée dans le vaste salon principal du temple, encadré de bibliothèques et pourvu de sièges confortables, invitants à la lecture. Elle tenait l’un des nombreux et anciens ouvrages qui peuplaient les rangées d’étagères de la pièce, ouvert en face d’elle. C’était peu banal : étant donné qu’elle avait déjà lu la plupart de tous ces livres, il n’était pas chose commune de la voir à cette occupation. Mais bon … Quand on n’avait rien d’autre à faire …
Aussi étrange que cela pouvait paraître, c’était à la fois une journée ordinaire et peu commune. L’explication étant que tout ce qui était ordinaire, ici, était rare … Tous les jours, à peu près, il y avait quelque chose qui venait ne serait-ce qu’un tout petit peu secouer les existences passives des habitantes du palais. Les grains du piment qui assaisonnaient la vie, en bref … Mais depuis quelques jours, il régnait dans l’édifice et dans ses alentours un calme inhabituel. Au premier abord, Satori avait trouvé ça plutôt reposant … Mais au bout de ces quelques jours, il fallait bien se rendre à l’évidence : le quotidien était bien fade. Ses subalternes faisaient leur travail proprement, l’ordre régnait dans le palais, il n’y avait pas un seul couac nulle part … C’était tout aussi fascinant qu’ennuyeux.
Elle lisait actuellement un ouvrage sur les forces de la nature. Le japonais était ancien, et assez peu compréhensible, mais comme tous les livres du salon, son contenu était plein de sagesse. Les tsunamis, fléau des côtes et du littoral … Déchaînement dévastateur d’une puissance absolue, contre lequel nul ne peut lutter. Ils sont généralement précédés par un retirement et un calme anormal de l’océan … Hum, plus encyclopédique qu’autre chose, en fait. Un peu lasse, Satori finit par refermer le vieux livre, et le déposa sur la table basse d’un air rêveur.
Elle se releva, et partit vers la porte qui menait aux couloirs du palais. Vraiment rien à faire, hein ? Impossible de se résoudre à rester enfermée dans une pièce à ne rien faire de la journée, si ce n’était de récolter des connaissances qu’elle avait déjà acquises … Pourquoi ne pas faire un tour du côté de l’Enfer des Brasiers Ardents ? Après tout, s’il ne se passait vraiment rien par ici, il n’y avait pas de raison que quoi que ce soit arrive tandis qu’elle avait le dos tourné … Quoique, au final, ce serait peut-être amusant. Pourquoi ne pas tenter le diable ?
D’une démarche lente et sans empressement, Satori se promena oisivement dans les couloirs longs et tamisés de lueurs irisées du palais. La lumière dehors, en provenance de la cité alentour, éclairait faiblement les espaces nus qu’elle traversait. De temps en temps, elle croisait l’un de ses animaux, mais ils étaient toujours tous affairés à leurs tâches respectives. C’était vraiment le calme plat … Même pas besoin de dialoguer, de toute façon : un simple coup du bon œil, et ça suffisait pour savoir si le subalterne en question remplissait bien ses devoirs, ou s’il lambinait alors qu’il avait quelque chose à faire. Dans le cas présent, c’était toujours la première option. En somme, tout était normal et effectif.
Pourtant … La fille aux cheveux mauves se sentait légèrement troublée. Elle ne savait pas exactement en quoi, mais … Cela faisait maintenant un petit moment que ce malaise se ressentait en elle. C’était sans doute parce que rien ne se passait, justement, qu’elle se sentait un peu mal … L’ennui pouvait-il réellement être aussi préoccupant ? C’était quelque chose de nouveau, ça …
Sans s’en rendre compte, Satori venait déjà d’arriver à l’embouchure qui menait vers le crématorium. A force de ne plus avoir à lire dans les pensées des autres, elle avait fini par se perdre dans les siennes … Poussant un soupir, elle entama sa descente de l’escalier menant aux enfers. La chaleur se sentait déjà beaucoup plus intense, et une lumière bien plus vive que celle de l’extérieur émanait de l’incinérateur. Une tâche d’orangé noyait l’autre bout de la grotte dans la roche où les marches descendaient …
En-dessous, la température était déjà beaucoup moins agréable que dans le manoir lui-même. L’enfer désaffecté étendait ses lacs et ses ondulations magmatiques en flaques rouge-orangées, au-dessus desquelles se balançaient des crânes nimbés d’auras bleutées. Satori se mit à parcourir doucement les airs, en quête de distraction. Ce fut au bout de quelques minutes qu’elle croisa finalement une ombre féline dans le lointain, flottant loin au-dessus des vagues de lave, qui déversait des objets dans le liquide coagulant depuis une brouette. Quand elle s’approcha d’elle, Rin tourna la tête et eut un mouvement de surprise.
« Maîtresse Satori ? Que faites-vous ici ? »
Ceci fut sa première pensée. Elle ne prit en fait la parole que quelques instants plus tard …
« Bonjour, dame Satori. Ce n’est pas courant de vous voir par ici … »
La maîtresse eut un sourire, puis leva la main gauche au niveau de son ventre, cachant son troisième œil. Rin était l’une des rares personnes à qui elle refusait de lire les pensées, par /mépris/ respect …
« Les temps sont bien plats en ce moment, avoua la fille aux cheveux mauves. Je … »
Elle s’arrêta dans sa phrase, restant bouche ouverte plusieurs secondes. La subalterne féline eut un froncement de sourcils, dubitative. Puis, comme si rien ne s’était passé, Satori se reprit.
« … n’ai guère autre à faire que me promener dans le palais. Comment se comporte Utsuho ?
- Elle a une attitude irréprochable … Depuis l’an dernier, elle s’est déjà énormément calmée. Mais ces derniers temps, elle est encore plus inactive que d’habitude …
- Oui, comme beaucoup de monde … approuva-t-elle. On dirait que tout le palais est plongé dans un profond sommeil. »
Rin hocha la tête, puis déversa le reste des corps que contenait sa brouette dans les entrailles des enfers. Les morts chutèrent longuement, avant de plonger dans la lave brûlante … La maîtresse du temple leva la tête, contemplant le plafond de l’enfer avec un visage inhabituellement inquiet. Il s’était passé quelque chose, pendant une fraction de seconde … Sans qu’elle ne sache exactement quoi. Mais avant qu’elle ne puisse y réfléchir davantage, la chatte interrompit ses pensées.
« Dame Satori … Vous allez bien ? »
Elle sursauta, et se retourna vers elle. Non, elle n’allait pas bien.
« Oui, bien sûr que je vais bien … »
Bien sûr que non, qu’elle n’allait pas bien. Elle se sentait mal. Très mal … L’impression de malaise qu’elle ressentait depuis ces quelques temps venait d’avoir un soudain pic. Et ça persistait. Ce n’était même plus du niveau du pressentiment, elle se sentait quasiment malade, maintenant. Qu’est-ce que c’était que ça ? Comment se faisait-il que ses émotions devenaient aussi anarchiques, tout d’un coup ? C’était pas bon … C’était douloureux. Entretemps, ses préoccupations revenaient également la tourmenter. Elle savait, maintenant, ce qui l’inquiétait désormais. Enfin, en partie. Elle avait oublié quelque chose … Mais quoi ? Qu’est-ce qu’elle avait oublié … Que pouvait-elle bien avoir oublié ? Comment avait-elle pu l’oublier ? Quelle en était la cause ? L’absentéisme ? La /colère/ négligence ?
« Vous … Vous ne semblez pas dans votre assiette. Voulez-vous que je vous raccompagne là-haut ? »
Satori tourna un regard vide et morne vers Rin, qui eut un mouvement de recul et prit une expression effarée à cette vision. Sans le faire exprès, la maîtresse du manoir retira sa main de son troisième œil, sans réellement savoir ce qu’elle faisait. Une déferlante de pensées de la part de la chatte envahit aussitôt son esprit, augmentant sa confusion …
« … Rin … Tais-toi et va chercher Utsuho … Maintenant …
- Mais …
- Allez !! »
Constatant que Rin ne s’en allait toujours pas, elle lui flanqua soudain une rapide gifle sur l’épaule. La chatte poussa un miaulement apeuré, puis battit en retraite, obéissant aux ordres. La fille aux cheveux mauves commençait à avoir la /haine/ migraine. Se prenant la tête entre les mains, elle se courba sur elle-même, accablée par la céphalée et la chaleur de l’enfer. Ca tournait … Tournoyait. Recroquevillée sur elle-même, Satori avait l’impression qu’elle allait vomir. Ca y est, elle s’en rappelait, maintenant. Ou plutôt … Elle s’en rendait compte. Elle se rendait compte de ce qu’elle avait oublié, durant tout ce temps. Comment avait-elle pu … Et pourquoi est-ce que ça tournait comme ça, à présent ? Elle était tout simplement coupable de /haine/ négligence … Elle aurait pourtant dû avoir la puce à l’oreille. Ces jours où il ne se passait rien … Ces jours où elle ne faisait rien … Bien évidemment, qu’il y avait toujours quelque chose à faire … Mais quand on était une personne blasée, pleine de /HAINE/ dédain, il fallait toujours passer à côté de l’essentiel. Et à présent … Elle se sentait au bord du gouffre, sur le point d’être aspirée par une explosion de douleur et de folie.
« Aaaah … pourquoi a-t-il fallu que je laisse ça arriver …? grinça-t-elle des dents. »
L’explosion déflagra.
Satori eut un terrible soubresaut, sous l’impulsion d’un élancement de douleur qui partit depuis son troisième œil et se propagea dans tout son corps. Le mal fut fugace, mais intense, comme si elle venait de passer toute entière dans un broyeur … Cependant, quelques secondes à peine plus tard, elle n’avait plus mal du tout. Elle n’avait même plus son impression de malaise, ni mal à la tête … Tout simplement parce que ce n’était plus elle qui souffrait.
Quelque chose de terrible venait de se passer, plusieurs dizaines de mètres plus haut. La maîtresse du palais serra les lèvres, fixant le plafond de roche avec des yeux creusés de rides. En arrière, elle entendit des battements d’ailes, ainsi que les halètements saccadés de deux personnes qui s’approchaient d’elle. Au-dessus de leurs têtes … Une source de magie incommensurable venait de se déchaîner, traversant toute matière et toute substance au-delà de l’entendement. L’épicentre-même se ressentait, puissant, en altitude malgré la distance et les obstacles … Dans le Temple des Esprits de la Terre, lui-même.
« M-Maîtresse Satori … Qu’est-ce que c’est que ce truc ?! piailla Utsuho, d’une voix anormalement chevrotante. »
La fille resta sans expression, tandis que ses deux subalternes attendaient derrière elle, abasourdies par la violence des ondes qui les atteignaient. On avait l’impression d’entendre des murmures, transportés par ces vagues morbides, des voix désincarnées pleines de désespoir, de douleur et de colère. Des voix faibles et voilées, mais dont l’émotion était palpable à un tel point qu’elles étaient capables de terroriser sur place. L’écho de ces lamentations mortes se répercutait partout dans l’enfer, emplissant l’espace d’un sentiment d’horreur sans nom, flétrissant la moindre parcelle de sérénité sur son passage. Des lamentations mortes, qui corrodaient l’âme de ceux qu’elles traversaient …
Satori avala sa salive. Elle crut presque ne pas y arriver tellement sa gorge était devenue sèche et rude, et elle ne put que déglutir difficilement. Derrière elle, ses deux subalternes tremblaient d’épouvante. Elle se retourna, masquant de nouveau son troisième œil de sa main, et les dévisagea des traits les plus sérieux que son visage n’avait jamais porté. Les ondes continuaient de se propager impitoyablement dans la zone, tandis que les secondes s’égrainaient lentement, et qu’elle cherchait ardûment ses mots. Puis finalement, elle prit une profonde inspiration qui lui brûla les bronches et la gorge.
« Vous ne l’avez jamais ressenti, et c’était mieux comme ça, mais … Koishi s’est réveillée. »
Les yeux d’Utsuho s’écarquillèrent en grand, face à cette révélation. Rin quant à elle n’esquissa pas le moindre mouvement ni expression, et resta dans le mutisme, préférant être passive et écouter sa maîtresse dans cette situation chaotique. Le corbeau finit par se reprendre, et secoua la tête.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? Que lui est-il arrivé ?!
- … Ecoutez-moi bien, vous deux. Très attentivement, et ne m’interrompez pas. Nous n’avons pas le temps pour réfléchir davantage … »
Sans attendre de réponse, Satori prononça quelques phrases dans le désordre sonore qui régnait dans les enfers. A la fin de ces courtes paroles, ni l’une ni l’autre de ses subalternes ne put rester stoïque. Rin répliqua presque tout de suite, n’osant en croire ses oreilles.
« Comment ça ? Pourquoi dites-vous ça ?!
- Jurez-le-moi. Je vous le demande. »
Aucune des deux n’osa réagir. L’écho des lamentations continuait de fulgurer à travers la gigantesque caverne, mais le silence de Rin et Utsuho fut le plus assourdissant pour Satori. Elle finit par les dévisager sévèrement, et claqua sèchement des doigts de sa main valide, intimant l’obéissance comme rarement. Elles finirent par acquiescer, et s’inclinèrent toutes deux envers leur maîtresse, acceptant l’ordre qui leur avait été confié. Non sans appréhension …
« A présent, suivez-moi, reprit la fille au troisième œil. Nous devons la rejoindre au plus vite … Je n’ose imaginer ce qu’elle puisse ressentir en ce moment … »
Les trois se mirent sans tarder en route pour le palais, en direction du canal dans la roche qui y menait. Entretemps, les ondes et les murmures s’étaient légèrement estompés, retombant progressivement. Satori se sentait plus calme, à présent. Un calme un peu effrayé, instable, mais qui lui permettait de conserver son sang-froid. Elle savait bien qu’elle en aurait besoin, si elle ne voulait pas échouer. Il ne fallut que peu de temps pour qu’elles atteignent l’embouchure fatidique vers le temple plus haut …
La maîtresse du palais posa le pied sur le sol carrelé du rez-de-chaussée. Elle fut vite suivie par Rin et Utsuho, qui marchaient derrière elle dans un silence religieux. L’énergie déployée par la source de magie était devenue plus faible, moins perceptible, mais elle était encore présente … Pas suffisamment, en revanche, pour qu’on puisse déceler l’origine et y remonter. Sans dire le moindre mot, Satori se mit à parcourir les couloirs d’un pas rapide, au même rythme que ses subalternes sur ses talons.
Trois jours. Cela faisait trois jours qu’elle n’avait plus ne serait-ce que vu Koishi. Trois jours qu’elle ne lui avait plus parlé, qu’elle ne s’était même pas intéressée à elle … Trois jours durant lesquels elle avait presque fait comme si elle n’avait jamais existé. D’habitude, c’était toujours sa petite sœur qui allait la voir, pour lui parler, pour s’amuser un peu avec elle et rire. D’habitude, c’était Koishi qui prenait l’initiative de venir à elle, de passer un peu de temps ensemble entre sœurs inséparables. Satori l’aimait profondément, elle et son enthousiasme à toute épreuve, sa candeur naïve qui la rendaient si attachante. Cette petite sœur qu’elle voulait défendre contre tous … Et qui ne s’était plus montrée, qui était restée dans l’ombre du palais et de son esprit durant tout ce temps, sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle aurait dû se douter que quelque chose n’allait pas … Mais elle n’avait rien fait, par apathie. Et à présent … Satori était rongée par la crainte de ce qui avait pu arriver.
Au bout de minutes qui eurent l’air de durer des années, la fille aux cheveux mauves se tint finalement dans la galerie qui menait à la chambre de Koishi. Toujours précédée par ses deux animaux, elle avança, progressant dans le couloir bordé de vieux tableaux insalubres, dont la peinture se désagrégeait au fil des ans. Quand son regard vit que la double-porte de la pièce, à l’autre bout du corridor, était ouverte … Elle se mit cette fois à courir, se précipitant vers la chambre sans économiser son souffle. Quelques secondes plus tard, elle fit irruption dans la pièce qui appartenait à sa petite sœur.
Ce qu’il restait de la chambre de sa sœur.
Elle resta là, bouche semi-ouverte, les yeux perdus, les bras ballants. Le degré de chaos qui imprégnait les lieux était tel qu’elle avait l’impression de cauchemarder toute éveillée.
Il ne restait plus rien de debout. Les poteaux et rideaux du lit à baldaquin gisaient par terre, broyés sous la force d’une puissance non-retenue, et des morceaux de bois arrachés avaient volé dans toute la pièce. Tous les meubles, pour le peu qu’ils étaient, avaient été projetés à travers la chambre un à un, répandant encore plus d’éclats de bois sur le sol. Fracassés, éventrés, concassés : rien n’avait été épargné. Les murs eux-mêmes semblaient avoir subi de plein fouet la violence des éléments, des morceaux de briques s’ajoutaient au reste, par terre. Et des trous et cratères étaient creusés partout … Satori ne comptait même plus le nombre d’objets, dont aucun n’était entièrement intact, qui jonchaient le sol par tas désolés. Tout avait été dévasté …
Elle fut tirée de son état de choc par un gémissement. Tellement atterrée par le chaos qui avait sévi, elle ne s’était pas rendu compte qu’il restait quelqu’un dans la pièce. Quelqu’un qui bougeait, et qui respirait. Quelqu’un de vivant.
Poussant une exhalation de stupeur, la fille aux cheveux mauves se précipita vers le corps gisant à terre, dont le vêtement supérieur était maculé par une inquiétante tâche sanglante. Elle s’agenouilla à côté de lui, et le prit par les épaules : il était allongé sur le côté, le visage déformé par la douleur. Une fois avoir passé un avant-bras dans son dos et l’avoir tourné vers elle, il sembla réagir en la voyant. Il semblait aussi mieux respirer.
« Dame Sa-tori … siffla-t-il d’une voix faible et rauque.
- Ookamiko … murmura-t-elle. Que s’est-il passé ?!
- … D-dame Koishi … est … malheureuse … »
Il eut une quinte de toux, et la maîtresse eut une expression d’horreur en voyant qu’il recrachait des volutes de poussière. Le loup, dans sa forme humanoïde, était dans un état pire que mauvais. Il tremblait de tout son être et sa voix semblait grinçante, comme si on lui avait coupé une corde vocale. Ses pensées étaient totalement anarchiques, insondables, tellement il était secoué émotionnellement.
« Elle … elle a craqué … continua-t-il avec difficulté. Je … Je n’ai pas réussi à empêcher … ça …
- Economise ton souffle … Nous allons nous occuper de toi. Dis-moi seulement … Sais-tu où elle est allée ?
- … Le jardin … »
Satori acquiesça, et se retourna. Rin et Utsuho étaient déjà là, et semblaient également à peine remises du choc de la vision du désastre. Toujours agenouillée et maintenant Ookamiko contre elle, elle éleva la voix.
« Utsuho, tu vas t’occuper de lui. Assure-toi qu’il reçoive des soins au plus vite.
- Très bien, répondit-elle au taquet.
- Quant à toi, Rin … Tu vas me suivre. »
La chatte hocha la tête. La fille au troisième œil confia le loup à sa subalterne, avant de partir au quart de tour en direction du jardin extérieur. Celui-ci se situait tout près, à peine à quelques couloirs de là : quand on empruntait ceux-là, c’était forcément pour s’y rendre. Tandis que le corbeau se chargeait de transporter Ookamiko vers un endroit approprié, Satori et Rin se trouvaient déjà dans les galeries périphériques du temple. Peu de temps après … Elles sortirent enfin dans l’espace de végétation, derrière le grand bâtiment des souterrains.
La fille aux cheveux mauves s’avança dans le jardin, de plusieurs pas. La chatte s’apprêtait à la suivre, quand sa maîtresse eut un mouvement du bras, lui demandant en silence de ne pas aller plus loin. Rin resta donc aux portes du palais, tandis que Satori continuait de s’avancer dans l’étendue de gazon desséché. Les lamentations s’étaient tues … La magie n’était plus perceptible non plus, mais elle était toujours là, latente, à attendre de pouvoir se déchaîner. Au milieu des quelques arbres qui poussaient dans la terre, tous dénués de feuille et étendant leurs branches endormies dans les airs, la fille aux cheveux mauves aperçut enfin une silhouette claire dans la pénombre. Elle s’approcha lentement, sans dire ou faire la moindre chose particulière. Puis, quand il ne resta plus que dix mètres entre les deux … Koishi se retourna brusquement, et Satori s’arrêta net. Deux visages radicalement opposés se confrontèrent.
Satori ouvrit grand les yeux, et ses pupilles se rétractèrent dans leurs iris. Ses traits, qui n’avaient jamais autant changé en aussi peu de temps, se peignirent cette fois des lignes de la peur et du choc. Sa bouche, entrouverte, laissait échapper un long gémissement silencieux. Les yeux de Koishi étaient froncés, et des tics nerveux agitaient ses paupières. Des traces luisantes, déposées par des larmes, ornaient ses pommettes. Elle avait le visage distordu dans une unique et jamais vue expression de fureur, dévisageant avec haine la figure de sa grande sœur. Plus bas, au niveau de sa poitrine, son troisième œil était ouvert.
Son iris vibrait à une vitesse folle, comme pris de spasmes ou d’une crise d’épilepsie.
« Koishi … pensa la maîtresse du palais. Pourquoi …?
- Je me posais des questions, grande sœur … répondit-elle par la pensée. C’est vrai, quoi … Quand on doute, comment peut-on être sûre de la vérité ?
- Je ne comprends pas …
- Si, tu comprends très bien … Toi, tu ne doutes jamais de rien, tu es toujours sûre de tout, parce que tu sais ce que les autres pensent. Rien ne t’échappe … C’est peut-être un pouvoir fabuleux, mais tu sais aussi qu’il a ses inconvénients. N’est-ce pas … »
La voix de Koishi, même mentale, avait quelque chose de changé. Ce n’était plus du tout la même. Ce n’était même pas celle d’avant qu’elle ne scelle son troisième œil … C’était la première fois, depuis bien longtemps, que les deux sœurs ne dialoguaient que par la pensée.
« … A force de tout savoir, la vie devient bien moins amusante, non ? Il y a quelques temps, tu étais celle de nous deux qui le savait le mieux … Blasée comme tu es.
- Ne dis pas ça …
- Ca suffit, maintenant … Je voulais savoir ce que les gens pensaient vraiment, si leurs sentiments étaient vrais, s’ils pensaient vraiment ce qu’ils disaient … Je ne m’étais pourtant jamais posé ces questions, avant … Et quand on sent toutes les impuretés qui peuplent les cœurs des êtres vivants … Il y a de quoi devenir folle …
- Alors oublie-ça, Koishi … Ne te tourmente plus, et referme-le. Depuis combien de temps l’as-tu rouvert ?
- Deux jours. Je n’ai plus quitté ma chambre depuis …
- Allez, rentrons à la maison. Il ne faut pas que tu te fasses du mal comme ça, Koishi … Ca ne sert à rien de plaindre ceux qui sont incapable de passer outre leur haine. Ce n’est que du poison … »
L’expression de Koishi sembla se détendre un peu. Mais à présent, si la fureur était partie, c’était une profonde méfiance qui l’ornait.
« … Dis-moi, grande sœur. Est-ce que tu m’aimes vraiment ? »
Satori recula soudain d’un pas. Ce ton mental avait été d’une froideur exacerbée, aussi tranchante qu’une lame de rasoir. Perturbée par la question, elle eut du mal à mettre de l’ordre dans ses pensées.
« Mais … Qu’est-ce que c’est que ça ? Bien sûr que je t’aime, enfin ! Tu es ma petite sœur, évidemment que je tiens à toi !
- Ah oui ? Tu es sûre que tu ne me considères pas plutôt comme une gêne, comme un boulet ? Après tout, je ne suis qu’une gamine irresponsable … Je ne te sers à rien, pas vrai ?
- Qu’est-ce que tu racontes … Jamais je n’aurais osé penser une chose pareille ! »
Cette fois, Koishi arrêta totalement de penser. Son visage se déforma soudain plus rapidement que n’importe quoi, prenant une allure presque démoniaque. Empli de fureur, son hurlement retentit et résonna à travers tout le monde souterrain.
« MENTEUSE !!!!!!! »
Satori fut soudain projetée sur le côté, soufflée par une déflagration. Un quart de seconde plus tard, une pétarade de sons éclatait dans ses tympans, remontant jusque dans sa tête dans une traînée abominable. Un cratère venait de se former dans le jardin, projetant des éclats de terre partout, et soulevant un nuage de fumée étouffant.
« ESPECE DE SALE MENTEUSE !!!!!! »
Elle vit une forme scintillante foncer droit vers elle, alors qu’elle se rendait à peine compte de ce qu’il lui arrivait. Groggy, Satori tenta vainement de se relever et fonça face à elle, essayant d’échapper à l’attaque … Mais il y eut une nouvelle explosion, juste derrière elle cette fois. De nouveau, elle se fit décoller par la force de l’onde de choc, volant plusieurs mètres dans le jardin, et finit sa violente course dans une haie. Les coups, même s’ils ne l’atteignaient pas directement, semblaient pourtant faire effet sur elle. Elle était touchée, au fond d’elle-même … Elle avait mal. Les lamentations mortes étaient en train de reprendre. Elle se releva tant bien que mal, s’extirpant de la haie, éraflée à de multiples endroits par la violence des coups. Du coin de l’œil, elle aperçut Rin qui s’apprêtait à s’interposer. Mais d’un vif mouvement de la main, elle lui ordonna catégoriquement de ne plus faire le moindre geste. Satori se prit la tête d’une main, déstabilisée, et se dirigea péniblement vers Koishi. Celle-ci venait également vers elle, la rage au ventre.
« Ce n’est pas vrai, Koishi … reprit-elle. Ce n’est pas ce que tu crois … Petite sœur, je ne t’ai jamais considérée comme un boulet …
- C’est pas ce que dis ton cœur … ALORS CHERCHE PAS A ME MENTIR !!!! »
D’un coup, la petite fille s’éleva dans les airs. Satori eut un mouvement de recul, et vit que des masses d’énergie démentielles étaient en train de graviter autour de sa petite sœur. Elle … avait complètement perdu la notion de ce qu’elle faisait. Dans les ondes de puissance qui émanaient d’elle, on ressentait toute l’étendue de sa souffrance intérieure … Il fallait qu’elle lui fasse fermer son troisième œil, coûte que coûte ! Mais … Satori était elle-même coupable. Oui … Elle mentait. Bien évidemment, qu’elle avait eu des pensées mesquines, et qu’elle considérait toujours sa petite sœur comme naïve et irresponsable. Mais … Ce que Koishi ne voyait pas … C’était que cela ne l’empêchait pas de l’aimer avec tout l’amour qu’une aînée pouvait donner à sa petite sœur.
Dehors, il faisait froid. La froideur de l’hiver, malgré la protection thermique souterraine, était bien présente. L’air était sec, givré, distant. Satori ressentait cette froideur effrayante, qui emplissait les moindres recoins de l’espace, comme un piège sans issue. Tout autour, les ténèbres des profondeurs. La lumière, le peu de lumière en provenance d’ailleurs, ne l’atteignait pas. C’était juste le noir … Le noir dans lequel Koishi était perdue, esseulée, coincée dans des entraves qui lui brûlaient la peau. Dans ce noir, il n’y avait rien d’autre que le mépris, la colère, la haine, et tous les autres pires sentiments qu’il fut donné aux êtres de ressentir. Juste une spirale infernale, sans début ni fin, un cercle vicieux qui se mordait la queue, une obsession qui étalait sa noirceur sur toute chose. Une prison hideuse et horrible, issue de l’impuissance de tous les êtres vivants. Une prison contre laquelle Satori se mit à lutter de toutes ses forces, dans le but désespéré d’en forcer la porte, d’en faire sauter les barreaux, afin d’en sauver sa petite sœur qui était en train de s’y détruire elle-même.
La bataille, dans le jardin du temple, n’était que les conséquences indirectes de cette lutte. Les arbres soufflés, la terre soulevée … Ce n’était rien d’autre que le combat de Satori contre ce piège dans lequel Koishi était tombée. Le combat dura longtemps, et Koishi pleurait, pleurait. Le visage de Satori restait de marbre, malgré toute l’énergie et l’émotion qu’elle y mettait. Les projectiles, étendant leurs enfers de tirs partout dans le faux-ciel, s’écrasaient les uns après les autres sur l’herbe, les plantes, la végétation déjà morte et desséchée par l’hiver. Les hurlements de Koishi, enfermée dans sa cage, se propageaient en ondes de plus en plus stridentes et saccadées. Ses émotions, plus puissantes que n’importe quelle attaque, heurtaient le corps impassible de Satori, qui luttait toujours, et encore.
A côté de ce déchaînement sans nom, Rin restait tétanisée, adossée à la porte du palais. Les deux sœurs volaient à toute vitesse dans les airs, l’une pourchassant et libérant les frasques de sa folie sur l’autre, qui esquivait, qui répliquait inutilement, qui subissait. L’une sanglotait, l’autre se taisait. Les lumières libérées par la violence des affrontements semblaient vivantes, traversées par le ton monocorde et terrorisant des lamentations, plus morbides que jamais. La poussière soulevée par la confrontation montait en volutes, alors que le jardin se faisait pilonner sous les tirs incessants et exponentiels des deux sœurs, et que les traces de la végétation se faisaient balayer ou réduire en particules par toute cette énergie libérée sans compter. Longtemps encore, cela dura. Un temps qui parut ne jamais trouver de fin aux yeux de Rin, comme si les deux opposantes disposaient d’énergie illimitée. Elle ne voyait pourtant pas à quel niveau se déroulait le véritable combat … Tout ceci n’était que bien peu de choses.
Koishi n’avait utilisé aucune carte. Cela avait été du combat pur … Dans la simple optique de faire du mal. Satori, après avoir esquivé une énième attaque de sa sœur, posa pied à terre, plongée dans la poussière. C’était calme, tout d’un coup. Les ondes de mort s’étaient arrêtées. Elle n’aurait su dire combien de temps ça avait duré … Mais une chose était certaine : elle était au bout de ses forces. Durant ce combat, cette lutte, elle avait jeté toutes ses forces dans la bataille … Est-ce que cela avait suffit ? Elle ne pensait pas … Koishi souffrait toujours.
Elle toussa, et se plaça la manche devant la bouche pour mieux respirer : l’écran de fumée qui avait recouvert le jardin, ou plutôt ce qu’il en restait, retombait petit à petit. Elle ne savait pas où se trouvait sa sœur … Elle était sans doute à terre aussi. Pour l’instant, elle ne pouvait rien faire si ce n’était d’attendre …
Puis, enfin, la visibilité fut de nouveau là. Quand Satori put de nouveau distinguer les choses autour d’elle, il ne restait que des ruines de ce qui était le jardin et le lieu de jeu favori de Koishi. Toute l’herbe avait disparu, et plus aucun arbre ne tenait debout. Il n’y avait plus que de la terre sale et rugueuse … Tout avait disparu. Le regard de la grande sœur se posa sur la petite, qui était là, à cinq mètres d’elle. Toutes deux étaient épuisées. Koishi continuait de pleurer de rage, encore … Même son troisième œil, toujours à vibrer dans son orbite, laissait couler des larmes incessantes. Quant à la maitresse du palais … Ses vêtements étaient parcourus de déchirures, et de multiples ecchymoses parsemaient sa peau. Elle tenait à peine debout, à présent que sa fatigue la rattrapait. Elle s’était surmenée … Elle était presque sur le point de tomber inconsciente, mais malgré tout, elle restait debout. Jusqu’au bout.
« Koishi … reprit-elle entre deux inspirations. Lire dans le cœur des autres n’a aucune utilité … Ce n’est qu’une lecture froide et impie, qui n’a rien de véritable …
- …
- Une pensée en l’air, une autre plus profonde … Quelle importance ? Ce qui est vrai, c’est ce que nous faisons … Ce sont nos actes …
- Tais-toi …
- Je sais que je n’ai pas été une grande sœur très digne de toi, Koishi … Si c’est de ma faute que tu es dans cet état, alors … Je crois que je ne pourrais pas me le pardonner. Je te croyais irresponsable, mais en fait, c’était bien moi la coupable dans cette histoire … Je suis sincèrement désolée. Petite sœur … Quoi qu’il puisse arriver … Je veux que tu saches que tu tiens une énorme place, dans le cœur qui bat dans ma poitrine. Et que tu ne pourras jamais la quitter …
- … Alors … Alors, tu peux me dire pourquoi je souffre, comme ça ?! Pourquoi je me sens si mal ? Pourquoi je ne peux pas arrêter de me poser des questions, pourquoi …?
- … Parce que … Parce que je ne t’aime pas, Koishi. C’est tout … »
Satori baissa les yeux, un sourire étrange sur le visage. La petite fille écarquilla les yeux, son regard devant si terne qu’on aurait dit que son âme venait de voler en éclats. Elle resta apathique, totalement abattue, pendant plusieurs secondes. Il n’y eut que le vent froid et sec des profondeurs, un courant d’air rare, qui vint troubler la stase de ce moment cruel. Les cheveux des deux sœurs volèrent légèrement, agités … Puis, Koishi serra le poing. Elle sentit quelque chose de nouveau remonter dans son torse, autre chose que de la douleur.
De la fureur. De la fureur à état brut, bien plus puissante que tout ce qu’elle avait ressenti jusque là. Elle leva le poing, les dents serrées et lèvres retroussées, ses yeux exprimant une rage d’un degré nullement atteint sous son chapeau abîmé. Elle resta ainsi, plusieurs secondes, encore, à trembler sur place la main serrée en hauteur. Puis … Elle poussa un hurlement suraigu, plein de désespoir, et balança avec toute sa force son poing en avant.
L’énergie rassemblée se concentra en une forme demi-circulaire, lumineuse et irradiante de violet, qui filait à toute vitesse. Satori releva les yeux, et vit la lame d’énergie foncer droit sur elle durant cet instant qui ne dura que quelques dixièmes, mais qui lui parut bien faire une seconde entière. Durant cette seconde, elle eut le temps de sourire, une dernière fois. Elle eut le temps de se remémorer tous les bons moments qu’elle avait passé avec Koishi, avec cette adorable petite sœur pour qui il était si facile de rire, et de faire rire les autres. Elle se remémora toutes les fois où Koishi avait eu des problèmes, tous ces petits soucis, contre lesquels elle avait fait des pieds et des mains pour l’en débarrasser. Elle se remémora aussi des petites disputes, sans aucune importance, que partageaient toujours deux sœurs qui s’aimaient profondément, envers et contre tout. Elle se remémora à quel point la vie avec elle avait été passionnante … Epoustouflante, même. Le bonheur … C’était un mot pour les humains, vraiment ? Non, bien sûr que non … Le bonheur, ça avait été cette vie. Cette vie pleine de petits soucis, de petits plaisirs, et de petits moments. Une vie qu’à l’origine, elle n’était pourtant pas censée avoir. La seconde s’écoula.
Le tsunami s’abattit sur les côtes. Le cadenas de la prison sauta dans un cliquetis sec.
La lame d’énergie happa Satori et fit gicler deux jets sanglants de sa poitrine, tranchant son troisième œil et le faisant exploser en liquides oculaires.
La fille aux cheveux mauves essaya de crier de douleur, mais aucun son ne sortit de sa bouche : à la place, ce fut un crachat de sang. La lame d’énergie s’enfonça profondément, en diagonale, dans son corps. La force du recul fut telle qu’elle en bascula en arrière, tandis que les giclées d’hémoglobines jaillissaient avec une force inexplicable de son buste. De l’eau et d’autres substances, probablement contenues dans son troisième œil, s’étaient répandues sur son vêtement, et son sang venait s’y mêler. Satori s’abattit lourdement à terre, et toujours plus de sang s’éjecta de son ventre et de sa cage thoracique. Son cœur avait été atteint, et tout battement avait cessé dans sa poitrine. Pourtant, elle se sentait encore consciente … Même si elle savait que ce n’était guère pour plus de temps. Etrangement, elle se sentait très sereine, comme après avoir accompli quelque chose. Allongée à terre, alors qu’elle sentait son liquide de vie s’écouler en-dehors de son corps, sa vision quitta ses sens. Elle était aveugle … Et elle ne respirait plus. Il restait cependant un tout petit peu d’air encore, dans ses poumons perforés. Faisant appel à ses dernières forces, Satori lança à l’aveuglette les toutes dernières paroles qu’elle put prononcer.
« … Vis, Koishi … »
Koishi resta dans la fin de son geste, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Sa sœur venait de tomber à terre, foudroyée, sans même avoir essayé une seule seconde d’esquiver son attaque. Elle se l’était prise de plein fouet, intentionnellement. Elle n’avait même pas essayé de se défendre … Elle se l’était volontairement prise dans ses points vitaux. Stupéfaite et abasourdie, Koishi se précipita vers le corps de sa sœur, sous lequel une grande tâche sanglante était en train d’imprégner la terre sèche et froide. Le troisième œil de la petite fille avait arrêté de vibrer, et offrait une toute nouvelle lecture à sa propriétaire. Une lecture pleine d’amour et de joie, de sérénité. De désolation, aussi. Koishi écarquilla les yeux, s’agenouillant à côté de la dépouille de Satori, abattue. Elle avait arrêté de souffrir. Tout était terminé … Ses tourments avaient cessé. Ses deux yeux s’emplirent de larmes. Elle prit délicatement le corps de sa sœur entre ses mains, tremblant de tout son être. A ce moment-là, les lèvres de Satori remuèrent …
« … Vis, Koishi … »
( ♫ ) Un flocon de neige se déposa soudain sur la joue tâchée de gouttelettes rouges de la fille aux cheveux mauves. Koishi leva les yeux. Il s’était mis à neiger. De la neige tombait, en provenance du plafond des souterrains, et se déposait doucement sur le jardin en ruines du temple, et sur le corps de sa sœur. Les cristaux d’eau froide, apaisants, dansaient et tournaient autour des deux filles. Un phénomène rare, mais bien existant …
Koishi sentit son cœur défaillir, tandis que les flocons continuaient de tomber en douce pluie sur le corps de Satori, entre ses bras. Puis, elle explosa en sanglots. De vrais sanglots, ceux de la tristesse et du malheur, et serra de toutes ses forces sa sœur froide contre elle. Toute fureur avait déserté son esprit, elle était libérée. Satori … L’avait libérée …
Longtemps encore, Koishi resta à cet endroit, exprimant ses remords et sa tristesse, entourée de la neige qui se posait doucement sur le paysage comme pour signaler que tout était terminé. Le visage de Satori, perdu dans le sommeil éternel, semblait serein et souriait. Loin, dans les profondeurs de la terre, près d’un palais bordant les limites d’une vieille cité … Une grande sœur avait donné sa vie pour sauver celle de sa plus jeune.
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Être assez forte pour chercher la vérité et être capable de l’entendre, c’est ça, ce qu’on appelle mûrir. Satori s’était laissée tuer, rien que pour mon caprice, pour me faire comprendre ça. Je n’était pas mature du tout, à cette époque … Et j’étais quelqu’un d’égoïste. Si je pouvais revenir dans le passé, et changer ça … Alors, j’aurai fait en sorte de ne jamais rouvrir mon troisième œil, et jeter toutes les questions inutiles que je m’étais posée à la poubelle. Si tout ça n’était pas arrivé … Satori serait toujours là, à côté de moi. Et nous pourrions rire. Et je pourrais l’embêter. Et elle pourrait me corriger … Ce serait non seulement le bonheur, mais ce serait en plus un bonheur que je pourrais partager avec elle. Après tout … De nous deux, c’était bien elle qui le méritait le plus …
Mais Satori m’a appris quelque chose. Elle m’a appris à ne pas faire de son sacrifice quelque chose de vain. A faire de cette expérience quelque chose que je ne devais pas recommencer … A ne plus me poser de questions, tout simplement. Ca ne servait à rien de décortiquer la vie : faut-il disséquer la pomme pour comprendre en quoi elle avait bon goût ? Moi, je m’en fiche pas mal. Pensez ce que vous voulez, c’est votre droit après tout.
Peu de temps après cet événement … Rin et Utsuho se sont occupées de moi. Vous saviez ce que ma sœur leur avait dit, quand ma crise s’était déclenchée ? Rin s’en rappelait mot pour mot.
« Quoi qu’il puisse arriver dans les moments qui vont suivre … Je vous demande de prendre soin de Koishi, quand tout sera terminé. Car je ne serai peut-être plus là pour le faire. »
Voilà ce qu’elle leur avait dit. Moi qui pensais qu’elle m’avait abandonné … Elle tenait à moi par-dessus tout, j’en suis persuadée. Et à présent … Je suis prête à faire bon usage de la chance qu’elle m’a laissée. Satori sera toujours présente dans mon cœur, quoi qu’il advienne, comme moi elle me tenait dans le sien. Je ne l’oublierai jamais.
Et mon troisième œil ne se rouvrira jamais non plus …